Des dieux à l'image des rois

De tout temps, la figure des dieux a été modelée sur celle des rois. Et en retour, l’image des rois se pare de vertu divine. Mais la royauté divine n’est pas qu’un reflet de celle des humains. Les dieux représentent un modèle imaginaire plus tolérable du commandement des hommes.
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Homère a cette belle expression, lorsqu’il parle d’Achille, d’Ulysse ou d’autres héros de l’Iliade, les qualifiant par cette périphrase : « Des dieux parmi les hommes ». Achille est fils d’une déesse, mais pas Ulysse, ni Agamemnon, ni les autres ; aucun d’ailleurs n’est voué à l’immortalité – signe et critère de la divinité chez les Grecs anciens. Ce ne sont ni des demi-dieux, ni des dieux qui seraient descendus parmi les hommes. Ce sont des hommes, mais qui sont comme des dieux parmi les hommes. Entendons qu’ils sont incomparablement supérieurs au commun des mortels. Ce commun, ce sont tous ceux qui se battent aux côtés des héros de l’Iliade, qui vont à pied, tandis que les héros vont en char, et qui meurent par centaines, sans que l’on en parle, sans que l’on décline leur identité, tandis que chaque combat se centre sur le héros qui annonce longuement ses titres de gloire avant d’affronter un adversaire à sa hauteur, un autre héros.
Ces soldats anonymes et sans gloire sont comme les figurants d’une guerre où les seuls actes héroïques sont réservés à quelques-uns. Ce sont eux encore qui acclament Agamemnon, approuvent ses décisions, mais aucun ne s’exprime dans l’épopée homérique qui ne met pas précisément en scène une société démocratique. Quant aux héros, qui sont-ils ? Achille est fils de roi, Ulysse règne sur Ithaque, Agamemnon est le roi par excellence, commandant en chef des forces grecques devant Troie. Rois régnants ou princes écartés de la succession, ils sont tous de la race des rois, et rois légitimes en raison de leurs qualités hors du commun. Honorés, glorifiés, riches et puissants. Ce sont ces seuls rois qui sont comme des dieux. Et s’ils sont comme des dieux, c’est aussi (par voie de réciprocité) que les dieux sont comme des rois. Eux aussi sont honorés et glorifiés, tout comme le sont les rois, puissants, mais plus que les rois, parce que dans toute la mythologie grecque, aucun humain n’a jamais réussi à vaincre un dieu. Les dieux sont comme des rois, mais pas parmi les hommes. Dotés d’une puissance bien supérieure à celle dont dispose même le plus puissant des rois.
L’idée de la divinité apparaît ainsi comme l’idée de la royauté, mais tirée dans l’imaginaire. Et la puissance des dieux, comme la puissance royale, mais armée de moyens imaginaires, et en conséquence plus puissants que tout ce qui se rencontre dans la réalité.

La royauté divinisée

Qu’il existe un parallèle entre royauté et divinité est pour ainsi dire un lieu commun de l’anthropologie sociale comme de l’histoire des religions ou des institutions. Et de même que nous l’avons fait pour Homère, la question peut être envisagée par voie de réciprocité du côté des rois et du côté des dieux.
D’un côté, les rois ont souvent été considérés comme des dieux eux-mêmes. C’est James G. Frazer qui, le premier, a attiré l’attention sur ce phénomène dans un ouvrage de 1920 intitulé Les Origines magiques de la royauté (1). Vers la même époque, les égyptologues mettaient en évidence que le pharaon était, en même temps que prêtre, dieu lui-même, et par voie de conséquence prêtre de son propre culte. Les ethnologues découvraient des croyances similaires dans les royaumes africains, et il ne sera besoin pour montrer la généralité du phénomène que de rappeler la divinisation des empereurs romains ou celle de l’Inca, le souverain de l’empire inca. Le phénomène touche même la conception de la royauté dans le monde chrétien, à propos de laquelle il faut rappeler que ce que l’on appelle le « sacre » (tout différent du couronnement) était en fait une onction dont le nom hébreu nous donne le « Messie », le titre du Christ auquel certains textes médiévaux comparent explicitement le roi. Tous les rois n’ont pas été dieux de leur vivant, certains ne l’ont été qu’après leur mort, et d’autres encore ne l’ont jamais été ni avant ni après. En dépit de ces variations qui tiennent aux variations très grandes de la conception de la fonction royale selon les cultures, il ne fait aucun doute que les rois ont souvent été conçus comme des dieux.

Le ciel vu comme un royaume

Mais les dieux ont plus souvent encore été conçus comme des rois. Le Dieu de l’Ancien Testament est roi de la création, comme celui du Nouveau est « Christ-roi », même si son royaume n’est pas de ce monde. Cette tradition plonge ses racines dans les religions de Mésopotamie à propos desquelles Jean Bottéro (2) s’exprime sans ambages. Après avoir évoqué le caractère anthropomorphique des dieux mésopotamiens (ils sont des deux sexes, font l’amour, procréent, etc.), il écrit qu’ils « étaient donc, à la fois pareils et supérieurs à nous. D’où le recours préférentiel, pour se les mieux figurer, à la silhouette, non, certes, des hommes du commun, mais des spécimens les plus exquis et les plus accomplis de notre race, pris dans la classe des tenants du pouvoir politique. Tous les documents en notre possession sont unanimes (…) pour assimiler les dieux aux souverains des hommes, en les surexaltant. »
Les divinités ont donc, toujours selon le même auteur, été « imaginées comme un reflet surexalté du pouvoir politique ». Et cette conception a dû évoluer parallèlement à l’évolution du pouvoir politique. Tout d’abord partagé entre quelques familles, avec des chefs régnants sur des petites unités, sinon des villages, et des chefs entourés seulement par des proches, des parents et quelques fonctionnaires, le pouvoir politique finit par se concentrer à la fin du iiie millénaire dans les mains de rois suffisamment puissants pour dominer des régions entières, et pour l’administration desquelles ils ont besoin d’une armée de fonctionnaires. Et aux divinités villageoises ont dû succéder pareillement dans le monde du surnaturel des dieux organisés en panthéon et dont le prestige a été « rehaussé à la hauteur du pouvoir politique ». Les dieux régnèrent dans leurs temples comme les rois régnaient en leurs palais ; les maisons des dieux (la ziggourat étant le plus connu des temples mésopotamiens) furent aussi somptueuses que celles des rois ; comme les rois, les dieux ne furent jamais que ceux d’une ville, ou d’une ville dominante, ou d’une région organisée en royaume ; pareillement, tous régnèrent loin de la foule, puisqu’elle n’avait pas accès au temple de type mésopotamien, accessible seulement à la caste privilégiée des prêtres.
Partout les dieux s’honorent de se voir attribuer des titres qui, s’ils ne sont pas ceux des rois, sont toujours ceux d’une instance politique suprême ; partout ils s’honorent de titres empruntés au vocabulaire profane de la société. L’histoire de ce que nous appelons le « dieu Baal » est à cet égard significative, car baal n’est à vrai dire qu’un terme courant pour désigner le maître dans les langues ouest-sémitiques. Quant au Dieu du christianisme, il ne devient le « Seigneur » que dans le courant du Moyen Age européen, à l’époque féodale, à une époque donc où les rois perdent tout pouvoir effectif et alors qu’il est partagé entre tous ceux que l’on n’appelle plus désormais que « seigneurs ». Ce parallèle se retrouve dans les civilisations sans écriture où, par exemple, chez les Gilyaks de Sibérie orientale, tous les esprits importants sont appelés, avec déférence, « yz » ; mais on appelle de même un homme riche et puissant, capable d’organiser des fêtes et de mobiliser des travailleurs à son service. Cette façon d’être « maître » est la forme suprême de pouvoir politique dans cette société qui ne connaît ni rois ni chefs héréditaires qui détiendraient leur position en raison de leur ascendance noble. Chaque société s’adresse différemment aux puissances surnaturelles qu’elle reconnaît, mais partout elle s’adresse à elles comme aux plus élevés des pouvoirs politiques qu’elle connaît.